Des élections qui mettent en effervescence le système fédéral de l’Espagne

PAR PABLO PÉREZ TREMPS ET VIOLETA RUIZ ALMENDRAL

Entre le 11 et le 14 mars 2004, l’Espagne a vécu successivement la pire attaque terroriste de son histoire, puis des journées de grande confusion et d’incertitude politique, et enfin un revirement électoral à la fois inattendu et inédit. Lors des élections générales, les citoyens ont rejeté le gouvernement de José María Aznar (Parti populaire, ou Partido Popular, PP) au profit d’un gouvernement dirigé par les socialistes de José Zapatero (Parti socialiste ouvrier espagnol, ou Partido Socialista Obrero Español, PSOE).

Ces événements ont mis en lumière toute une série de problèmes qui vont occuper les politologues et les juristes pour longtemps – sans compter que l’on a épuisé les stocks de tranquillisants dans tout le pays!

La presse internationale a focalisé son attention sur la terrible attaque perpétrée le 11 mars. Elle a souvent considéré que la perte de confiance dans le parti d’Aznar était due presque exclusivement aux événements qui se sont déroulés à peine trois jours avant les élections.

Mais les explications simples sont souvent trompeuses.

En réalité, si l’on considère le comportement habituel des électeurs en temps de crise – ils font corps autour de leur gouvernement pour mieux le réélire – c’est exactement l’inverse qui s’est produit ici, et avec l’un des taux de participation électorale les plus importants qu’on ait enregistrés récemment en Espagne, c’est la démocratie qui l’a emporté. Dans les jours qui ont suivi l’attaque, de nombreux citoyens ont eu l’impression que le gouvernement du Parti populaire, conduit par José María Aznar, n’a pas fourni une information précise et transparente sur l’organisation terroriste responsable de l’attaque. Cette attitude a certainement contribué à l’importance de la participation aux élections du dimanche 14 mars et à leur résultat inattendu : la majorité parlementaire en faveur d’une nouvelle coalition dirigée par les socialistes.

Des changements quant à la perception du fédéralisme

L’entrée en fonction du nouveau gouvernement entraînera des changements touchant divers aspects de la vie sociale et économique en Espagne, mais plus spécifiquement les questions fédérales.

La majorité absolue dont a disposé le parti d’Aznar, depuis mars 2000 jusqu’à ces récentes élections, lui a permis de

Pablo Pérez Tremps est professeur de droit constitutionnel à l’Université Carlos III de Madrid, en Espagne. Violeta Ruiz Almendral est professeure de droit fiscal, également à l’Université Carlos III. Au moment de mettre sous presse, nous apprenions que Pablo Pérez Tremps a été nommé juge au tribunal constitutionnel d’Espagne.

José Zapatero, le nouveau premier ministre d’Espagne

prendre des décisions de grande portée politique, souvent contre l’opposition unanime du reste de la Chambre. Au nombre de celles-ci, on trouve des réformes du code pénal, du modèle d’éducation, du système d’imposition, et, tout récemment, la décision controversée de participer à la guerre en Irak.

Cette manière autocratique de gouverner, sans tenir compte des autres partis ni des groupes sociaux, a eu un impact considérable sur le fonctionnement du fédéralisme en Espagne. Il est pourtant clair qu’un niveau élevé de consensus et de coopération est indispensable au bon fonctionnement d’un pays à plusieurs niveaux de gouvernement. Un système fédéral a besoin de cette concertation, ainsi que de transparence, pour fonctionner correctement, et c’est apparemment là que le gouvernement Aznar n’a pas été à la hauteur.

Au cours de ces dernières années, plusieurs communautés autonomes ont souhaité exercer un plus grand contrôle sur leurs propres affaires. La plupart du temps, ces revendications ont été perçues par le précédent gouvernement comme unetentative de déstabiliser et de démembrer l’État espagnol. De virulentes disputes ont mis aux prises le gouvernement Aznar et les partis nationalistes de Catalogne et du Pays basque. Ces derniers temps, elles se sont même étendues au reste des groupes parlementaires.

Si le nouveau gouvernement socialiste se montre fidèle aux promesses qu’il avait exprimées dans sa plate-forme électorale, cette situation pourrait faire place à une politique plus coopérative. Dans ce contexte, les demandes d’autonomie accrue pourraient être traitées autrement que par l’habituelle fin de non-recevoir du gouvernement Aznar, sous prétexte qu’elles « trahissaient » la Constitution.

L’Espagne, un État fédéral?

La Constitution espagnole post-franquiste de 1978 a créé desconditions favorables à l’instauration d’un État fortement décentralisé, accordant à certains territoires le droit de se constituer en communautés autonomes, de telle sorte qu’ils puissent se doter de leurs propres « réglementations constitutionnelles » ou statuts d’autonomie (Estatutos de Autonomía), et assumer des responsabilités substantielles dans

Fédérations vol. 4, no 2, juillet 2004

le cadre constitutionnel. Cela signifiait une sorte de fédéralisme « à la carte » qui, à cette époque-là, avait été plébiscité par toutes les forces politiques ayant participé à la rédaction de la Constitution.

Au milieu des années 80, tout le territoire espagnol était constitué en communautés autonomes, et non plus seulement les territoires qui, dans le passé, avaient traditionnellement demandé ou obtenu une certaine autonomie (Catalogne, Pays basque, Navarre, Galice). Mais toutes ne bénéficiaient pas du même niveau d’autonomie ou d’autorité. Cela eut pour corollaire que des accords, conclus en 1992, permirent de transférer aux communautés des questions qui avaient été «laissées de côté » et d’atteindre une certaine homogénéité dans les niveaux d’autonomie.

En conséquence, le système est d’une certaine manière plus symétrique aujourd’hui, bien que d’importantes différences subsistent. Les plus remarquables concernent la reconnaissance de langues autres que le Castillan, ainsi que les pouvoirs accrus que le Pays basque et la Navarre détiennent en raison de leur statut de communautés « historiques ». L’un des principaux moyens permettant à ces communautés d’exercer plus de compétences que les autres réside dans leur structure financière. Elles ont beaucoup plus de pouvoir que les autres communautés pour prélever des impôts et gérer leurs dépenses à leur guise.

Avant les élections

La première fois que le parti d’Aznar a gagné les élections, en 1996, son absence de majorité parlementaire l’a contraint à rechercher des alliances et un consensus sur les questions essentielles. Son principal allié à cette époque était le gouvernement catalan (alors dominé par le parti nationaliste catalan, le CiU). Mais l’alliance entre le parti d’Aznar et le CiU n’était qu’un mariage de raison, de sorte que personne n’a été surpris par l’annonce de la fin de cette relation, peu après que le parti d’Aznar eut obtenu la majorité au Parlement en 2000.

Ces élections ont marqué le début de la période la plus conflictuelle qu’ait vécue l’Espagne depuis 1978, période caractérisée par la politique hautement centralisatrice d’Aznar. De nombreux différends, assortis d’escalades verbales, ont surgi entre les communautés nationalistes et le gouvernement conservateur d’Aznar.

Au Pays basque, la confrontation est devenue la norme, en raison d’un nationalisme basque radical, qui parfois accordait son appui au terrorisme. Ce soutien s’est réveillé après l’interdiction du parti ayant traditionnellement représenté la branche politique du groupe terroriste basque ETA – Herri Batasuna (HB). La solidarité envers le nationalisme basque extrémiste s’est également accrue après l’interdiction du journal nationaliste radical Gara, en raison de ses liens avec l’organisation terroriste basque. La confrontation s’est intensifiée en octobre 2003 à cause du « Plan Ibarretxe », qui entendait donner à la région un statut de « libre association » avec l’Espagne. En effet, ce plan constituait un défi au statu quo constitutionnel.

En Catalogne, la contestation a éclaté après le refus par le gouvernement Aznar de réformer le statut d’autonomie catalan. La « question catalane » s’est encore compliquée après les élections régionales de 2003 et la formation d’une coalition gouvernementale de gauche qui, politiquement, a signifié un barrage au parti d’Aznar en Catalogne.

Finalement, la communauté d’Andalousie, gouvernée par les socialistes depuis sa fondation, a elle aussi manifesté le désir de réformer son propre statut, ce qui a conduit à une nouvelle aggravation des tensions, cette fois entre le parti d’Aznar et les socialistes.

À Madrid, le dernier parlement a donc donné lieu à un climat de tension sans précédent dans la politique espagnole. La majorité absolue du parti d’Aznar a permis au gouvernement de faire cavalier seul, ce que l’opposition a perçu comme une manifestation d’arrogance doublée d’une politique de centralisation.

De nouvelles perspectives pour le fédéralisme?

L’arrivée des socialistes pourrait marquer le début d’une ère nouvelle pour le développement de la décentralisation en Espagne. Dans le cas du Pays basque, bien qu’ils ne soutiennent pas le « Plan Ibarretxe », les socialistes ont manifesté leur volonté d’entamer le dialogue. Quant à la réforme des statuts de la Catalogne et de l’Andalousie, son sort est loin d’être joué, mais avec le soutien des gouvernements régionaux socialistes, elle pourrait être défendue par le nouvel exécutif central, qui est lui aussi socialiste.

Cependant, le changement le plus important que le nouveau gouvernement pourrait entreprendre concerne la réforme constitutionnelle. Au cours des dernières années de son gouvernement, Aznar a constamment préservé la Constitution en insistant sur le fait qu’il était impossible de la réformer. Toute proposition de modification constitutionnelle a été qualifiée d’antipatriotique. Le nouveau gouvernement, lui, a la possibilité de s’attaquer au dossier inachevé de toutes les modifications constitutionnelles nécessaires pour satisfaire les aspirations des différentes régions espagnoles.

La réforme constitutionnelle

Parmi les réformes constitutionnelles les plus urgentes aux yeux des socialistes figure celle du Sénat, qu’il conviendrait de transformer en une véritable Chambre dotée d’une représentation territoriale. Une telle modification n’est pas évidente. Bien qu’un consensus existe quant à la nécessité du changement, un modèle à suivre fait encore défaut. Une amélioration plus facile à réaliser serait d’exécuter la proposition consistant à énumérer dans la Constitution le nom de toutes les communautés autonomes d’Espagne.

À côté des réformes constitutionnelles proposées, le nouveau gouvernement suggère de revoir les statuts des communautés. Cela pourrait être envisagé comme une manière d’intégrer le débat régional dans la formation d’un consensus national. Ainsi, une idée qui semblait avoir été abandonnée ces dernières années a fait sa réapparition : il est possible de faire coexister une pluralité d’opinions politiques et un consensus sur les questions fondamentales.

Finalement, le nouveau premier ministre a annoncé la création d’une Conférence permanente des présidents des communautés autonomes, qui devrait se réunir périodiquement.

Si la concertation et la coopération sont à la base du fédéralisme, il n’est possible de faire aboutir des réformes que par un échange permanent et constructif entre tous les interlocuteurs concernés. La volonté de dialoguer est vue par beaucoup comme le plus important des changements proposés par le nouveau gouvernement.

Fédérations vol. 4, no 2, juillet 2004