Forum mondial de la démocratie Varsovie, Pologne 25-27 juin, 1999
Fédéralisme et société civile en Afrique : Le cas du Nigéria
Table ronde « Fédéralisme, société multi-ethnique et démocratie » Forum mondial de la démocratie, Varsovie, 25-27 juin 2000
Professeur Aaron T. Gana
Directeur exécutif Centre africain de gouvernance démocratrique (AFRIGOV) Nigéria
Introduction
La crise de gouvernement, déclenchée par la crise générale de la reproduction, continue de secouer le Nigéria, tout comme elle secoue presque toute l'Afrique. La fusion des diversités ethnique et culturelle aggrave la situation, au point où l'État perd le contrôle, ce qui, dans certains cas -- par exemple, la République démocratique du Congo et la Sierra Leone -- provoque la chute de l'État (Zartman, 1995). La fragilité de l'État au moment de sa création a fait naître, dans le cas du Nigéria, la formule fédérale. Le Nigéria a donc adopté le fédéralisme comme moyen de partage des pouvoirs pour vaincre les obstacles -- même les plus décourageants -- au progrès social, économique et politique.
Le pays devait toutefois bientôt succomber à une logique d'ethnitisation effrenée des politiques, dont le point culminant fut une guerre civile de trois ans (1967-70), la militarisation de la société résultant d'un règne militaire prolongé, de l'extinction imminente de la vie civile et d'une dictature brutale qui a duré dix ans et demi. D'un point de vue politique, il est paradoxal que les gens ayant subi un traitement aussi brutal forment peut-être la société civile la plus animée du continent. La société civile du Nigéria a grandement collaboré en prenant la défense du fédéralisme comme moyen le plus viable de maintenir le concept d' « unité dans la diversité » -- ironiquement, ce sont les militaires qui, pour justifier leur incursion dans l'arène politique, ont élaboré ce concept. Pour recontextualiser le rôle que jouent les ONG et autres organismes civils dans le maintien du Fédéralisme Nigérian, il convient de revoir les étapes d'élaboration.
Le cas du Nigéria
C'est de l'unification des protectorats du Nord et du Sud en 1914, sous Lord Lugard, qu'est né le Nigéria en tant qu'entité politique; cette unification jette les bases de l'évolution de la fédération nigériane (O. Nnoli,1978). Malgré la diversité culturelle, socio-économique, politique et éducationnelle qu'entraînent les divers groupes ethniques des deux protectorats, les colonialistes britanniques ont néanmoins unifié les protectorats, plaçant du coup plus de 300 nationalités sous une autorité centrale. Lors des négociations pour l'indépendance, les nationalistes ont opté pour le fédéralisme; en effet, par le biais de la Constitution de 1954 et de la Constitution d'indépendance subséquente, les premiers nationalistes ont opté pour la formule fédérale afin d'éviter que des tendances fractionnelles ne viennent s'installer dans le régime unifié. Mais dès le début, le fédéralisme au Nigéria a eu à faire face à des problèmes qui ont nui à son fonctionnement. D'abord, le gouvernement fédéral s'est vu accorder des pouvoirs d'urgence lui permettant de suspendre tout gouvernement régional (I. Elaigwu, 1983); méfiance, peur, angoisse et discorde politiques se sont installées lorsqu'on a eu recours aux pouvoirs d'urgence pour suspendre le gouvernement régional de l'Ouest (L. Diamond, 1982). De plus, les régions ont fait l'objet d'une division artificielle, sans égards aux différences linguistiques, ethniques, culturelles et économiques; dans ce processus, le Nord s'est retrouvé avec 79 p.100 du territoire fédéral et 55 p.100 de sa population. C'est pourquoi, depuis leur instauration, les unités constituantes sont inégales, non seulement au niveau des ressources, mais aussi de l'ethnicité, de la religion et de l'instruction, ce qui viole le principe sacré en vertu duquel aucune unité d'un régime fédéral ne doit être ni trop grande ni trop puissante pour asservir les autres.
Ce fédéralisme disproportionné s'est toutefois poursuivi jusqu'à ce que l'armée intervienne dans la vie politique du Nigéria, le 15 janvier 1966; la trajectoire fédérale du pays a dès lors subi une transformation fondamentale étant donné que le pouvoir s'est renversé en faveur du centre plutôt que des régions. Le major-général J.T.U. Aguiyi Ironsi, premier dirigeant militaire d'un long règne militaire au Nigéria, a tenté d'institutionnaliser l'unitarisme par le biais du décret 34 malgré la violente contestation des émeutes et un contrecoup militaire en juillet 1966. L'ascension de Gowon au pouvoir et le déclenchement de la guerre civile en 1967 ont dangeureusement affaibli le fédéralisme. Avec la création d'un système de douze États et la dépendance financière subséquente de ces États au gouvernement fédéral, les États furent totalement subordonnés au gouvernement fédéral.
Comme la plupart des pouvoirs et des ressources politiques et économiques se trouvaient concentrés au centre fédéral, celui-ci a reçu toute l'attention, ce qui a provoqué l'intensification du conflit entre nationalités ethniques au sujet de l'administration des ressources.
Le programme de transition de 1976-79 émanant de l'administration des généraux Murtala Mohammed et Olusegun Obasanjo a introduit le concept de « nature fédérale » comme modalité de partage des pouvoirs dans la nouvelle administration civile. La nature fédérale fut enchâssée dans la Constitution de la deuxième république, mais sa mise en pratique n'a fait qu'exposer encore davantage le déséquilibre de la structure du pouvoir du pays. Les administrations militaires de Buhari, Babangida et Abacha, qui ont remplacé l'administration civile de Shagari, ont aggravé la sur-centralisation des pouvoirs fédéraux. L'annulation des élections présidentielles du 12 juin 1993, que les observateurs nationaux et internationaux ont déclarées libres et justes et que le [Parti] social-[démocrate] du chef Moshood Abialo a remportées, a immédiatement joué un rôle catalyseur dans l'apparition d'organisations de la société civile, qui se sont donné le mandat de mettre fin au règne militaire. L'arrestation et la détention des forces de l'opposition, qui revendiquaient la reconnaissance des élections présidentielles du 12 juin, ont avivé la confrontation entre société civile et État, surtout dans le sud-ouest du Nigéria. Se sont vite portées à la défense de la démocratie des associations comme la Campaign for Democracy (CD) [Campagne pour la démocratie], les Civil Liberties Organisations (CLO) [Organisations de libertés civiles], l'Association of Democratic Lawyers of Nigeria (ADLN) [Association des avocats démocrates du Nigéria], le Committee for the Defence of Human rights (CDHR) [Comité pour la défense des droits humains] et la National Democratic Coalition (NADECO) [Coalition démocratique nationale]. Se sont jointes à elles quelques associations professionnelles pour voir à ce que la démocratie au Nigéria soit enchâssée.
Le Movement for National Reformation (MNR) [Mouvement pour la réforme nationale] illustre bien le rôle fondamental qu'ont joué les organisations de la société civile dans l'avancement de la cause du fédéralisme. Le Mouvement, dont le programme a donné lieu à une épouvantable confrontation opposant le général Sani Abacha à la National Democratic Coalition (NADECO) [Coalition démocratique nationale], s'est fixé les objectifs suivants :
Le Mouvement prône une restructuration du Nigéria qui permettra à « tous les groupes ethniques qui désirent former un État dans une fédération ou se joindre à un autre groupe » de le faire (Enemuo et Momoh,1999). Conclusion
Le fédéralisme au Nigéria a pris un mauvais départ : l'inégalité des régions fédérées aux plans du territoire et de la population ainsi que les pouvoirs d'urgence accordés au gouvernement fédéral conduisaient tout droit à la crise. L'intervention militaire dans le champ de la politique du Nigéria a eu pour effet d'annihiler toute prétention au fédéralisme, une organisation militaire ayant été imposée au pouvoir politique, ce qui a conduit à une concentration et à une centralisation des pouvoirs, plutôt qu'à leur dispersion. L'arrivée de Babangida et d'Abacha a mis fin au processus de mise en place d'un règne autoritaire, ce qui a valu aux organisations de la société civile le titre de « championnes de la lutte pour la démocratie ». Même si les organisations de la société civile ont fait face, et le font toujours, à un ensemble d'obstacles et de défauts, elles promettent d'être à l'avant-garde de la démocratie; en effet, leurs efforts n'auront pas été vains puisque, le 29 mai 1999, c'est un gouvernement démocratiquement élu qui a pris le pouvoir. Les organisations de la société civile, passées et présentes, prédisent que la tâche sera laborieuse pour tout régime qui, en exigeant à la société civile de se plier à ses caprices, ne fera guère preuve de souplesse; on peut donc voir là un signe encourageant pour le projet de consolidation démocratique au Nigéria.
Bibliographie
Abubakar, Dauda, « Patterns of Power sharing in Nigeria », Mimeo, Maiduguri, 1998.
Diamond L, « Cleavage, Conflict and Anxiety in the Second Nigerian Republic » in Journal of Modern African Studies, 20, 4, 1982.
Dunmoye Ayo, « Civil society and the African Crisis » in Journal of Democracy in Africa (à paraître), 1999.
I. Elaigwu, « Federalism and Politics of compromise » in Rothchild D. et Olorunshola V. A. (éd.) State vs Ethnic Claims: African Policy Dilemmas (Boulder Colo: Westview, 1983).
Enemuo, Francis C et Momoh, Abubakar, « Civil Associations » in Oyediran, Oyeleye et Agbaje, Adigun (éd.) Nigeria: Politics of Transition and Governance: 1986 – 1996; Council for the Development of Social Science Research in Africa (CODESRIA) [Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique], Dakar, 1999.
E. Gyimah-Boadi, « The Rebirth of African Liberalism » in Journal of Democracy, vol. 9, no 2, 1998.
Nnoli O., Ethnic Politics in Nigeria (Forth Dimension Publishers, 1978)
Ojo, E. O, « Civil society as Vanguard for Democratic Transition in Nigeria: Possibilities and Limitations », Mimeo, Ilorin, 1998.
Olojede Iyabo, « Women Civil Society Organisations and Democratic Struggles in Nigeria », Mimeo, Lagos, 1999.
William Zartman (éd.), Collapsed States: The Disintegration and Restoration of Legitimate Authority (Boulder, Lynne Rienner, 1995).
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